J’ai souvent entendu la phrase qui dit “Tout le monde se souvient d’où il ou elle était le 11 septembre 2001”, et je crois sincèrement à cet adage. Je ne crois pas l’avoir entendu au sujet du 13 novembre 2015, et pourtant, si vous demandez à un parisien ou une parisienne, tout le monde se souvient de cette soirée : comment elle s’est déroulée, sur place ou loin, ainsi que les jours qui ont suivi.
Déjà, l’année 2015 avait commencé fort, avec l’insurrection dans la rédaction du journal Charlie Hebdo. Quand j’ai appris la nouvelle, j’avais passé la nuit avec une copine chez mon meilleur ami de l’époque. La soirée avait été chargée, et je revenais des courses faites dans le petit supermarché du quartier. Je voulais préparer un gros petit-déjeuner bien consistant, afin de soigner la gueule de bois des uns et des autres. J’avais à peine vidé les sacs que notre copine, qui scrollait Twitter, nous apprend : “il y a eu un massacre chez Charlie Hebdo”. C'est-à-dire à deux rues d’ici.
Déjà, ce fût très marquant. Le rassemblement place de la République le soir-même. Voir mon meilleur ami pleurer pour la première et seule fois. Faire 11 kilomètres dans Paris pour l’immense marche qui a eu lieu quelques jours après. Voir la police applaudie (quand on y pense maintenant, ça fait un choc ! Mais sur le moment, ils méritaient).
Tout à fait personnellement, quelque chose s’est cassé dans mon cerveau à ce moment-là. Je n’arrivais pas à admettre, comprendre, quel que soit le mot, que l’on puisse faire une chose aussi horrible que massacrer tant de gens inoffensifs dans une seule pièce. Je veux dire : je savais que ça existait, je connaissais l'existence de la guerre, je connaissais l’existence des génocides, je connaissais l’existence des tueries de masse aux Etats-Unis. Mais c’était loin, et je pense que, comme beaucoup de gens, tout en étant consciente de l’atrocité de tout cela, la distance géographique avait créé une distance émotionnelle. Et là, maintenant que c’était littéralement, à côté, cette violence m’a frappé de plein fouet, et mon tempérament de bisounours ne pouvait comprendre comme on pouvait être… aussi méchant ?
On a parlé de Charlie pendant des semaines, des mois. George Clooney s’est abonné par soutien (il n’a pas dû être déçu du voyage en recevant le premier numéro), des crayons ont été taillés dans les troncs des sapins géants installés dans les villes pour les fêtes. Une fresque représentant l’équipe de Charlie a été peinte non loin du lieu de l’attentat, comme l’hommage à Ahmed Merabet, policier assassiné par les frères Kouachi dans leur fuite. Dans les médias, les politiques et les éditorialistes s'écharpaient pour trouver les responsables, dans des discours qui déplaçaient déjà la fenêtre d'overton à coup de pelleteuse. Tout cela s’est doucement dilué dans le quotidien, sans pour autant oublier, et la vie a repris son cours. A peu près.
Un soir de novembre 2015, je passais la soirée chez un ami, dans le 14e arrondissement de Paris, honorant une tradition de soirées basées sur le principe “film + plat à base de beaucoup de fromage”. Je ne me souviens plus du plat, mais je me souviens que nous regardions le film Kingsman. Mon téléphone chargeait sous la télé. Quand il s’est mis à vibrer de façon répétée (qui m’appelle à cette heure là, quand de manière générale PERSONNE ne m’appelle à part mes parents), nous avons mis le film en pause, je me suis isolée dans le couloir, et au bout du fil, mon petit-ami de l’époque, qui ne vivait pas à Paris, me demande d’un air paniqué si je vais bien, et si je suis à l’abri. Je ne comprends pas tout de suite, il me dit “il y a eu un attentat à Paris”. Le téléphone à l’oreille, je passe la tête dans la porte du salon et répète à destination de mon ami, comme un robot : “il y a eu un attentat à Paris”.
Nous coupons le film, mettons une chaîne d’info continue, que nous regardons à peine, et commençons à envoyer des dizaines, des centaines, des milliards de sms à destination de nos proches éparpillés dans la ville et alentour. Facebook balance dans la soirée son dispositif « Contrôle d'absence de danger » qui nous demande si nous sommes dans les zones de danger ou à l’abri. Ma colocataire prend des nouvelles, me demande si elle peut héberger dans ma chambre les amies qui sont avec elles, puisque je vais évidemment rester dormir là où je suis. Elle me racontera plus tard qu’elle était allée voir le dernier James Bond avec ses copines, et qu’en sortant de la salle, tous les portables s’étaient mis à vibrer et sonner comme un seul, rattrapant ces spectateurs et spectatrices qui avaient la chance d’avoir vécu deux heures de plus dans un monde un peu moins laid.
La nuit a évidemment été compliquée, et pourtant, nous, nous étions à l’abri. Je regardais sur Facebook la liste des gens qui s’étaient indiqués comme “à l’abri” suite à l’alerte, et la liste de ceux qui ne l’avaient pas encore indiqué. Je zonais sur les réseaux sociaux, récupérant les dernières informations de la nuit, partageant les propositions de parfaits inconnus d’accueillir toutes les personnes en errance dans la ville, chez eux. Au matin, l’ami qui me logeait ne s’était pas davantage reposé. Sa compagne, qui avait logé sur le lieu de sa soirée de la veille, est rentrée après le lever du jour. Elle m’informa que les métros fonctionnaient alors je suis rentrée chez moi. Je me revois descendre à l’arrêt de métro Daumesnil et m’engager dans l’avenue du même nom, à une heure où les habitants du coin sont généralement nombreux à vaquer à leurs occupations. Mais là, tout était vide. Les gens n’étaient pas là, mais les voitures non plus. Au mieux ai-je aperçu au loin quelqu’un promener son chien. J’ai descendu cette avenue vide. Je me souviens qu’il faisait très beau ce matin-là.
Petit à petit, à chaque fois que je vérifiais sur Facebook, la liste des personnes ne s’étant pas encore déclarées à l’abri s'amenuisait. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un seul nom.
Il n’était pas vraiment ce qu’on peut appeler un ami, c'était plutôt un pote. Je l’avais rencontré quelques mois plus tôt, nous avions eu deux rencards, et si l’alchimie romantique ne s’était pas fait sentir, nous avions gardé contact dans l’idée d’aller voir ensemble Star Wars épisode 7, dont la sortie était prévue pour le mois de décembre. Des proches postaient des messages sur son profil Facebook, comme autant de bouteilles lancées à la mer, espérant qu’il aille bien, demandant des nouvelles aux personnes qui passaient là. Pendant des heures qui parurent des siècles, son nom restait le seul dans la liste des personnes “pas à l’abri”. Le lendemain, sa sœur (il me semble ?) postait un message éloquent. Voilà. Fin du suspens.
Dans les jours qui ont suivi, comme beaucoup de gens je suis sortie de chez moi, moins pour me changer les idées que pour le symbole de se ré-approprier la rue, une conviction très forte parmi les parisiens et parisiennes à ce moment-là. Le symbole était à la fois “général”, pour tout le monde, mais aussi “individuel”, puisque la zone visée par les attaques était celle où, comme de nombreux habitants de la ville, j’avais mes habitudes de sortie.
Je me souviens d’un soir peu après où nous étions allés boire un verre, puis quelques, en partageant notre sidération commune. J’avais clairement un truc à combler et un coup dans le nez. En repartant vers le métro, je suis passée devant un de ces autels improvisés que l’on voyait apparaître autour du quartier où tout s’était passé. Je veux parler de ces immenses morceaux de trottoirs, de rues, où bougies, fleurs, photos, textes, étaient déposés sans cesse, et où les hommages s’accumulaient tant qu’il était impossible d’en atteindre le bout. De nombreux badauds communiaient ensemble en silence. Je me suis accroupie, allumant quelques bougies dont les mèches étaient éteintes. Je me suis mise à pleurer, doucement, presque en m’excusant de le faire. Je me suis relevée, observant le décor sous mes yeux et les étoiles que formaient les lueurs des bougies au travers des larmes qui roulaient sur mes joues. Une dame, postée à ma droite, me tendit un mouchoir. J’éclatais en sanglots. Elle me prit dans ses bras. Nous avons parlé, mais je suis incapable de dire de quoi. Cette inconnue m’a, je crois, offert un réconfort plus grand que celui d’aller boire un verre avec ceux qui étaient mes amis. Puis je suis rentrée chez moi.
Quelques jours, très peu de jours après les attentats, j’ai eu à me rendre en journée dans le quartier du Bataclan. J’ai remonté le boulevard Voltaire, comme je le devais, et je suis donc passé devant la salle de spectacle. La zone était évidemment largement interdite d’accès par des rubalises. Les forces de l’ordre empêchaient les gens d’entrer dans cet espace, mais un grand nombre de curieux se pressaient autour de la zone, alors que, finalement, il n’y avait absolument rien à voir que le bal des agents publics. En continuant mon chemin, j’ai aperçu une personne, accoutrée d’une combinaison blanche de pied en cap, et équipée de lunettes de protection et d’un masque. Elle dirigeait un jet d’eau vers le sol. A mon passage, à une distance pourtant certaine, je réalisais que cette personne, à coup de flotte, diluait sur le trottoir une trace de sang. Je continuais ma route vers mon objectif, mais je n’oublierai jamais la sensation que la température de mon corps avait chuté en dessous de zéro.
J’ai bien mis trois ans à réussir à revenir dans le pâté de maisons du Bataclan. Passer devant en bus était une forme d’angoisse certaine. Après ça, je suis revenue dans le quartier, mais je ne passais pas devant. Je le contournais.
Il y a deux semaines, j’ai fait un peu de tri dans mes contacts téléphoniques, et quand le nom de Matthieu s’est affiché, j’ai hésité. Dix ans pour effacer un numéro, est-ce assez ? J’ai estimé que : oui.
Les événements de cette année-là ont créé en mon esprit un désespoir qui m’a rongé de longs mois qui se sont transformés en années. C’est ce désespoir qui refusait de disparaître qui m’a amené à consulter, puis à être diagnostiquée bipolaire quelque temps plus tard. De l’avis de mon psy, s’il est très fort probable que je sois atteinte de cette maladie depuis bien plus longtemps que ça, cette infinie détresse, née dans mon cerveau à la suite de ce traumatisme, a probablement été le déclencheur de l’envenimement de la maladie.
Si l’attentat de Charlie avait clairement pété un truc dans mon cerveau, sans vraiment que je ne m’en rende compte sur le moment, celui du Bataclan a vraiment brisé quelque chose en moi. Il y a les “vraies” victimes du Bataclan, et il y a les autres, qui sans les avoir vécus de plein fouet, en paient quand même un certain prix aujourd’hui. Comme dit plus tôt, je savais que la vie pouvait être cruelle, violente, que les conflits tout autour du monde, tuaient des vies, au sens propre comme au figuré. J’ai longtemps cru que l’année 2015 avait tué ma naïveté. Je pense aujourd’hui, des années après, qu’elle a surtout tué mon sentiment de sécurité. Comme si la violence était une affaire de distance, et que tout à coup elle s’invitait chez moi, dans ma ville, dans mon quartier, et dans ma liste de contacts.
Si j’écris ceci, ce n’est certainement pas pour me faire mousser, me faire plaindre, ou usurper la souffrance de qui que ce soit. C’est, d’abord, pour me permettre de faire sortir un peu tout ça. Il faut dire que ce n’est pas vraiment le genre de sujet que vous abordez facilement avec vos amis, au détour d’une conversation ! Ensuite, c’est pour parler aux gens qui, comme moi, sans être des victimes directes, ont souffert, peut-être souffrent encore, d’avoir perdu une part d’innocence ou de douceur de vivre, sur un trottoir du boulevard Voltaire, un soir de novembre 2015.

