Cela n’était que l’énième itération d’un conflit qui anime les gens qui lisent depuis probablement l’invention du bouquin. D’un côté, le livre doit garder son intégrité physique au MAXIMUM, et les gens qui les plient, cornent les pages, écrivent dedans… sont des impies. De l’autre côté, des personnes qui revendiquent ce droit car il n’est, après tout, que le signe d’un livre lu, parfois lu lu et relu, transporté, parfois partagé, mais dans tous les cas toujours aimé ou détesté. Dans tous les cas : un vecteur d’émotions.

Tout cela ne m’a pas forcément donné envie de donner un “avis” évidemment - chacun fait ce qu’il veut, surtout qu’on parle littéralement de pâte à papier et de colle à bois - et j’ai d’ailleurs davantage un point de vue qu’un avis sur le sujet. C’est d’ailleurs rigolo car quand cette conversation revient, aussi souvent que le printemps suit l’hiver, il arrive qu’on se tourne vers moi car je suis bibliothécaire, et que cela m’impute magiquement d’une expertise sur l’importance de conserver les livres. Sauf qu’on parle d’un livre de poche, Jacqueline, et non d’un incunable du 15e siècle qu’il faut tellement protéger que plus personne ne peut le lire alors que c’est le but de base d’un bouquin. Dans ces livres de “tous les jours”, j’adore souligner au crayon de bois mes passages préférés, surtout quand il s’agit de recueils de poèmes, et quand mon arrêt de métro arrive, un petit coin de page corné fait un meilleur marque-page que le vieux mouchoir usagé qui traîne dans mon sac.

Quand j’étais au lycée, j’avais récupéré un exemplaire Poche des Fleurs du Mal en vue de l’étudier en première. Ce petit livre, aux pages devenues beiges avec le temps, était passé entre les mains de ma grande sœur, pour étudier l’œuvre au lycée. Elle l’avait elle-même tiré de la bibliothèque de notre mère, qui l’avait acquis au moment de l’étudier à l’école durant sa propre adolescence. Le livre, dans sa composition la plus simple du monde (couverture souple, pages solides, un livre conçu pour être imprimé en grande quantité dans des coûts raisonnables pour être à portée du plus grand public passible) portait une mention d’imprimerie : 1961.

L’arrivée de cet objet dans ma vie coïncidait avec une période de mon existence où je me cherchais (l’adolescence tout ça). La lecture de ce recueil a bouleversé ma vie : mais oui c’est évident, je suis totalement une romantique (au sens le plus Baudelairien du terme) !!!! Peut-être même suis-je victime du spleen implacable qu’il décrit si justement dans ses poèmes ? Bref je suis tombée complètement dans le gouffre du “trovré” et me suis mise à lire, lire, lire et relire ce recueil, sans jamais me lasser, recopiant mes poèmes préférés, les affichant sur le mur de l’internat… Le livre finit, un jour, par littéralement se scinder en deux. J’ai été obligée de le faire tenir avec un élastique en plastique ; ça ne ressemblait à rien, mais je continuais à le trimballer partout dans les poches de mon très grand manteau noir.

Pour mes 18 ans, mes copines de lycée ont empilé toutes leurs menues piécettes et ont trouvé, en guise de cadeau, un magnifique exemplaire des Fleurs du Mal de 1921, relié cuir. J’étais évidemment RAVIE, elles étaient témoins de ma passion pour ce livre que j’ouvrais dès que j’avais un moment de libre, c'était donc un choix idéal et qui faisait mouche. Et pourtant : je n’ai jamais lu ce bouquin. Je l’ai ouvert quelques très rares fois, mais il est surtout entreposé depuis 20 ans (argh) sur mon étroite étagère dédiée aux jolies éditions des livres que j’adore. A partir de cette époque je devins beaucoup moins “obsédée” (il va bien falloir que je l’admette un jour) par les Fleurs du Mal, et les rares fois où j’aimais le bouquiner, je privilégiais toujours mon petit Poche avec sa couverture sombre, qui semblait me regarder en geignant “tue moiiiii” tel un monstre de film d’horreur à chaque fois que je le tenais entre mes mains. 

Bien, bien des années plus tard, plongée dans une carrière de bibliothécaire bien entamée, j’ai eu la chance d’apprendre à réparer des livres, davantage en mode “Premiers secours” que chirurgie, mais ce qui était très pratique dans mon travail comme dans ma vie de tous les jours. Un jour, mon établissement me propose d’assister carrément à une formation sur la réparation de livres ! L’objectif étant de consolider mes acquis, appris sur le tas, et apprendre de nouvelles techniques. En amont de la formation, nous sommes invités et invitées à emmener avec nous des livres nécessitant réparation : pages arrachées, déchirées, couvertures en mauvais état ou dont la reliure a lâché, séparant la couverture des cahiers. L’objectif étant de s’en servir pour affiner nos pratiques. Immédiatement je pense à CE livre qui mérite que je lui donne un coup de neuf : mon exemplaire Poche des Fleurs du Mal des années 60 !!!

Je me mets donc en route, le jour J, vers la formation, avec mon fidèle compagnon dans mon sac. Vient le moment où la formatrice nous invite à sortir les livres abîmés afin d’y jeter un œil, déterminer quels soins leur apporter pour nous en apprendre les secrets au passage. Quand elle se tourne vers moi, elle prend mon Poche entre ses doigts, l’observe, le retourne, l’ouvre, et finit par me dire : il n’y a rien à réparer là-dedans, c’est un vieux bouquin sans valeur qui se délite. Même pour apprendre, ce serait complètement inutile de faire quoi que ce soit. La poubelle est le seul destin qui l’attend.

A ce moment, mon cœur s’est un peu brisé. C’est vrai, je l’ai toujours su, c’est un livre de qualité médiocre qui tombe en ruine. Mais je ne l’avais jamais verbalisé, personne ne l’avait fait pour moi non plus. Parfois on sait des choses, mais on ne les réalise pas. J’ai réalisé que c’était un objet nul, mais j’ai aussi réalisé à quel point sa valeur sentimentale valait encore plus que le contenu entier de la bibliothèque d’Alexandrie (à l’époque, parce que maintenant, bon). De l’histoire familiale à l’histoire personnelle, je méritais de vivre aux côtés de ce morceau de fibres jaunies à l’odeur particulière, en l’installant au milieu de ses semblables en bon état.

Épilogue : Entre la formation et maintenant, plein de choses se sont passées. A un moment, il a fallu vider la maison de mes grands-parents, avec ce mélange d’affaires dont on ne sait pas quoi faire et d’affaires insignifiantes mais dont la valeur sentimentale dépasse tout (comme mon bouquin tiens, oh). En piochant dans la bibliothèque, je repère un exemplaire des Fleurs du Mal dans une édition très charmante, format A5, souple, avec de jolis dessins sur la couverture. Je constate alors avec étonnement qu’il est non-massicoté, c’est-à-dire que les feuillets sont encore rattachés par endroits. Je mets l’exemplaire sur la pile des livres que j’emporte avec moi.

Une fois à la maison, je m’arme de mon plus aiguisé coupe-papier pour détacher les feuillets avec le plus de soin possible. Je constate que cette édition jaunie (elle aussi) date de 1949, et je me demande comment un livre a pu passer presque 70 ans sans être lu, puisque les feuillets rattachés empêchent clairement l’ouverture littérale de l’objet ? A la suite de cette manœuvre, je me suis surprise à relire le recueil en entier. C’était la première fois que je faisais ça depuis très, très, très longtemps.

Aujourd’hui, cette troisième édition est celle que je bouquine quand j’ai envie de me replonger dans les poèmes que j’ai adoré quand j’étais ado. Le Poche a pris ses quartiers sur l’étagère des petits livres que je souhaite garder. Il a bien évidemment survécu au Grand Tri du printemps 2025 où les deux-tiers de ce format ont fini chez Emmaüs. Il tient toujours miraculeusement grâce au même élastique en caoutchouc qu’il y a vingt ans. Le relié cuir de 1921 dort sagement entre l’intégral des Souvenirs d’Enfance de Marcel Pagnol et un Patrick Suskind. Enfin, le 1949 passe d’étagères en étagères, suivant les vagues du Grand Tri et rangement que j’entreprends depuis quelques mois. Passant d’un coin à l’autre de l’appartement, mais toujours à portée de main.

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